lundi, février 22, 2016

"La commisération des serpents", extrait

Lie de vin … ou bordeaux, une couleur si ce n’est rare ou précieuse, particulière du moins. Il aime bien prendre un objet courant en point de repère, une breloque de turquoise ou une paire de gants, en l’occurrence, ne pas rouler un regard vide et imbécile autour de lui, fixer calmement l’objet choisi le temps de remettre ses idées en place, de se retrouver. Avant qu’il n’instaure ce petit rituel assez simple, il lui est arrivé des retours … comment dire, mouvementés, voire acrobatiques. Il a aussi pris l’habitude de commencer par se situer : le lieu, le moment, puis les détails plus prosaïques quant à sa personne. Il ne s’inquiète plus de ne pas retrouver de suite son nom, il paraît que c’est normal ; à force de transiter, il a développé ce qu’on appelle une conscience universelle. Le nom et le prénom tiennent du particulier.


« On ne change pas une équipe qui gagne, surtout quand elle perd », dixit un obscur auteur. Cette citation est devenue le motto de Steeve, il aime la retourner dans un sens, dans l’autre, s’en pourlécher installé dans un café chic, aux heures de bureau. Il aime faire un peu la roue, il se rembourse des longues années au cours desquelles il s’est benoîtement laissé marcher dessus par des jobards analphabètes. On lui donne du « Monsieur », on le sert avec empressement et il prend un air extrêmement détaché, hautain, ailleurs. Ça ne fait pas avancer le schmilblick … Qui peut bien encore savoir ce qu’est le schmilblick ? A son dernier retour, non seulement il n’a pas retrouvé son nom avant une bonne heure mais il lui a fallu une heure de plus, se souvenir du chemin à prendre, retourner chez lui. Il est entré au hasard dans un cinéma, regarder n’importe quoi, faire passer le temps, les effets se dissipent complètement au bout de 160 minutes, exactement. Brigitte, sa mère, trouve qu’il a changé, qu’il a le caractère moins facile, qu’il est devenu intraitable, impatient, même s’il fait bien plus « monsieur » à présent. Steeve travaille son rôle, comme un acteur, d’où ses simagrées dans les établissements chicos de la ville. Il se déride toutefois devant l’un des garçons du café N***, un brun, souriant, aimable, toujours agréable et qui semble apprécier sa présence. Ce serveur s’adresse à lui sans affectation, avec naturel et sympathie. Si Steeve était gay, il aimerait draguer un garçon comme lui … mais il n’est pas gay, pire, sans sexe, parce qu’amoureux d’une statue de cire. Il se comprend. Il a pourtant cherché à « évacuer une certaine tension » avec une blonde pigeonnante accostée en boîte, au « Temple » mais il a renoncé au milieu de l’action, pas envie de se répandre pour si peu … et il aurait fallu rester un peu, les affres de la conversation, des banalités, remettre le couvert. Non, trois fois non, et on peut l’appeler à tout moment. Il a tout de même fait l’effort d’un mensonge émouvant.

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