jeudi, décembre 10, 2015

1. Welcome on board - premier chapitre de "Croisière"


Une croisière est une forme de prise d’otage extrêmement sophistiquée et perverse, plus encore qu’une fête de famille (anniversaire, Noël, mariage). Dans chacune des situations évoquées, le patient (ainsi que l’on nomme le supplicié du point de vue du bourreau), le patient, donc, est dépouillé de son autonomie durant un temps donné. Il devra se mettre entre parenthèse et plier son corps, ses penchants aux circonstances. Dans le cas d’une croisière, la torture est encore plus subtile car le patient aura de un, payé et de deux, verra ses goûts régulièrement stimulés au gré des différentes activités proposées. Je me retrouve dans une telle situation, un beau voyage de blaireau de luxe dans un bateau qui tient  plus du complexe balnéaire de masse que de la marine, un parallélépipède rectangle de 14 étages posés  sur les flots baltiques, divagant de Stockholm à Saint-Pétersbourg  via Tallinn.
          
La haine de la foule. L’amour des paysages, de l’art, de la peinture. Trop de communication tue l'échange, le « je » tue l’être. L’anecdotique tue le récit. Chercher du délassement comme but ultime de l’existence : idéal périmé. Il faut donc retourner à la « communion » des foules, spectacle d’après-dîner dans le théâtre de plus de mille places, ses fauteuils tendus de « peluche » violette. On écrirait velours dans les catalogues de décoration. Jusqu'à Thomas Mann, premier tiers du XXème siècle, on disait peluche, le velours était réservé à d’autres usages. Le plafond de l’avant-scène est garni de grandes écailles en forme de palmettes stylisées dont le contour est piqué de lumières à LED. Dans le demi-jour du spectacle, l’endroit a quelque allure. Par moments, le roulis agite le rideau de scène (violet lui aussi) et les spectateurs ressentent une sorte de longue vibration métallique sous leurs pieds. Ça n’a rien d’inquiétant. Ça en rajoute au mérite des saltimbanques qui procèdent sur scène. Après le divertissement, quelque soit le temps, les passagers ont le loisir de se promener sur les ponts du 13ème et 14ème étages. Il faudrait dire « sur les ponts 13 et 14 » selon le lexique marin mais le navire tient si peu du bateau. La fréquentation des cinq ou six bars aux ambiances et aux activités légèrement différentes permet de distraire le quidam. Il peut même prendre un café au buffet du 13ème et manger une tranche de pizza, un sandwich sans bourse délier. L’espace est décoré à la manière d’une cafétéria de grand-magasin pseudo-chic. De maigres lambrequins sont agrafés sur une tablette d’aggloméré en haut des larges baies, ils semblent pendre du faux-plafond. Leur court drapé rigide leur assure une parfaite stabilité même sur une mer agitée. Le plateau des tables carrées au pied central massif imite la marqueterie polychrome de meubles renaissants. Le nombre de places semble infini du fait de la démultiplication des rangées par un effet de miroir. De plus, l’allée est organisée de la même façon que dans un airbus A320. Sur ce même pont, on trouve aussi l’espace piscines, deux petits bassins, un bar, une sorte de déambulatoire avec tables et chaises de jardin, un grand nombre de chaises longues de proportion italienne que les petites mains de la maintenance replient et rangent tous les soirs. On trouve encore deux jacuzzis, toujours remplis d’obèses poilus, de gamins qui y pissent ou d’ados triquards en shorts géants.

Dans les espaces publics, il est impossible de se raconter la moindre histoire. Les foules apprécient et se laissent inonder par le sentiment de plénitude ; elles sont à la fois actrices et spectatrices d’un divertissement télévisé pour première partie de soirée d’une chaîne de grande audience. Pour preuve, à la boutique photo, il est possible d’acheter un coffret DVD comprenant une présentation (muette mais en musique d’ascenseur) de la construction du navire, de son baptême par Sofia Lauren, un autre avec les excursions de la croisière et, le plus important, le dernier, best-off des meilleurs moments à bord (embarquement, soirées à thème, disco, etc.) dont le passager est la vedette. 

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