lundi, décembre 01, 2014

"Les Terres du couchant" de Julien Gracq

Une prophétie de 1953, un inédit, un texte admirable et inachevé mais l’achèvement a-t-il la moindre importance dans la qualité littéraire d’un roman ? La littérature n’est pas cette chose figée et rogue, comme l’imaginent les imbéciles. Un souffle, quelques mots, un parfum parfois, la fragilité d’un instant en tous les cas, et cette émotion, comme lorsqu’on regarde glisser le soleil à l’horizon, un rivage, ou sur le Jura.

J’ai une histoire avec Julien Gracq, comme avec tous les auteurs qui sont entrés dans ma vie. J’étais adolescent. C’était la drôle de guerre, l’attente, la forêt, « Un Balcon en forêt », la saveur du béton cru des casemates, son grain, son crissement sous le pas. Les sous-bois, fougères arborescentes, des plaisirs simples, le lard fumé que l’on tranche pendant la garde. L’attente dilate la forêt, décante la vie et le plaisir ; un entre-deux suspendu dans une éternité intérieure, une internité avant la catastrophe.

J’ai retrouvé Gracq une quinzaine d’années plus tard, son « Rivage des Syrtes » s’est ajusté aux rivages de Barcelone, la langueur qui prend la ville au crépuscule, une émotion qui semble couler de Montjuic, le flanc le plus sauvage de la colline. L’attente, la nature, la vieillesse d’une civilisation, l’extrémité de son histoire, sans issue à moins de passer outre, l’Orient ou l’Afrique… « Le Rivage des Syrtes » nous raconte la jeunesse passée de notre sang, ses élans et l’écho lointain de formidables batailles, ce désir irrépressible de reconquérir  le cours mythique et illustre des choses. Quelles choses ? De quel droit ? Et la fin du jour vient repousser tout élan, ajouter une journée de plus à nos vies et leur logique.

« Les Terres du couchant » reprennent d’une manière encore plus marquée les thèmes gracquiens, à savoir l’attente, l’abandon, la marge, la luxuriance d’une nature métaphorique, un paysage parlant, des héros révélés par un appel lointain, l’écho d’une fatalité, une fin de règne glorieuse. Gracq a travaillé plusieurs années à son manuscrit sans qu’il le conçoive comme achevé. « Un Balcon en forêt » serait venu court-circuiter l’accomplissement du texte puis l’auteur a décidé de réemployer une partie du matériau dans un autre récit. Peut-être jugeait-il ses préoccupations dépassées ? La guerre froide – tout comme la Seconde Guerre mondiale – a masqué fort à propos des problèmes anciens, des lignes de fracture profondes. On s’est distrait par quelques confrontations manichéennes alors que la pythie recevait encore des messages, les délivrait via la littérature, les auteurs, leur sensibilité.

« Les Terres du couchant », une très petite troupe d’hommes curieux, un jeune patricien en son centre, les préoccupations stériles et procédurières d’une société très noble, très ancienne, très policée, trop peut-être. Le grand frisson consiste à y redéfinir la limite de ses prés, ses forêts, à y ergoter  une justice éprise de très petites choses, trancher dans des conflits d’épiciers. Le récit est en « je », l’aventure commence à la manière d’un complot d’enfants durant les grandes vacances. On est dans ce temps immémorial de la civilisation occidentale, très à l’Ouest, au Sud-Ouest, à la limite entre Europe et Maghreb ? à la limite de notre logique occidentale. Le royaume sommeille. L’envahisseur est dans les parages mais cet autre est trop différent pour même entrer dans les petites préoccupations de l’Etat. Il n’est pas encore aux frontières, il se positionne aux marches de la civilisation, loin au-delà de ce territoire strictement défini et tenu hermétiquement clos de l’intérieur. Nos protagonistes fuiront par une nuit claire, iront par monts et par vaux afin de rejoindre la cité de Roscharta, citadelle avancée et assiégée dont la chute marquera la chute de tout le royaume. L’ennemi est un barbare, il pratique une langue de barbare, il se bat en barbare et marque de manière barbare sa victoire en témoignant de son fétichisme pour la décapitation au sabre !


Etonnant récit prophétique, sorti des archives d’un auteur disparu en 2007 et qui fait doublement échos à notre actualité. Des barbares fétichistes de la décapitation publique d’un côté, un vieux royaume suradministré empêtré dans ses codes et procédures de l’autre ; la violence joyeuse et brouillonne de l’un face à la docte placidité essoufflée de l’autre, la métaphore ne parle plus, elle gueule à partir d’une telle coïncidence des faits. Qu’a dit Notre Très Saint Père le pape François devant le parlement européen à Strasbourg ? Il a parlé de l’Union européenne comme d’un vieux royaume égoïste et replié sur lui-même, préoccupé de sa propre marche et sans grande visée universelle, pauvre dans sa charité et chiche dans sa compassion. Gracq nous laisse sur notre faim, le héros-narrateur se souvient, évoque de belles images de la citadelle, une sorte de langueur pré-catastrophique. Il serait donc temps de déchiffrer les signes, d’entendre les auteurs, de faire amende honorable auprès de Sa Sainteté et de s’engager concrètement …

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