Dans le
sommeil, on n’a pas besoin d’être cohérent, d’être « discursif », on
peut être soi et un autre … soi. Saloperie de soma. Et rien que le nom me dit
quelque chose. Mon frère s’est endormi, à côté de moi, le poids de son corps,
la présence magnétique de sa personne, je la ressens intuitivement, et au-delà
du sommeil, là où je redeviens un type de quarante ans, avec toute sorte de
désirs que je ne comprends pas clairement. Je suis dans des maisons, des
villages d’alpage, dans des téléphériques aux cabines larges comme une chambre,
dans des stations de métro, auprès de personnes, de garçons, leurs visages si
proches. Et le type de quarante ans que je suis n’est pas emprunté. Je ne suis
pas emprunté. Je suis heureux, qui ne le serait pas, après avoir retrouvé ses
seize ans, et quelle adolescence ! « Attendez, je vous montre, et
j’arrive à faire ça – et une pirouette, souple élégante. En vérité, je vous le
dis, avec l’âge, nous ne perdons pas nos possibilités physiques, nous perdons
le mode d’emploi, comme la communication avec nos pieds, nos jambes, nos
bras ! On se laisse déposséder de soi. « Il y a un brun qui sourit,
un grand type de vingt ans, j’ai fait mon numéro, ça marche, une main amicale
sur son épaule. C’est vraiment cool, belle soirée. Je refuse un verre, un
minimum de sérieux, tout de même. Finalement, le brun me rattrape, me propose
une bière, j’accepte. Il me parle de rêves, de l’impression qu’ils laissent au
réveil. Je n’ai pas de position « théologique » sur le sujet, je
m’aperçois, pour moi, que quelque chose m’échappe. Il y a le gamin de seize ans
que j’étais la nuit passée mais j’ai l’impression qu’il y en a un autre, une
homme un peu plus vieux, quelqu’un de proche, alourdi de secrets ou de
révélations foireuses. Je n’aurai pas dû prendre de bière, ça ne me convient
pas, je manque d’entraînement … Je me verrai bien donner la Communion à la
bière !? Je perds un peu le fil. Le brun me demande si ça va ? « Tout
va très bien, merci ». J’invente une histoire de sermon sur lequel je travaille.
Le mec se marre. Il avait, un peu, oublié que j’étais le curé de la paroisse. J’aime
son sourire, j’aime tous les sourires, mais j’aime particulièrement le sien. Il
deviendra un homme magnifique, j’en suis sûr, pas un de ces vantards qui roulent
des mécaniques et prennent du ventre sitôt coincés dans une histoire. Les gens
se trompent lorsqu’ils imaginent la religion triste. Dieu aime la beauté, comme
le diable, mais il l’aime sans apprêts, sans mise-en-scène. Le Christ était
beau, je le sais. Robin se détourne après m’avoir offert à nouveau un sourire.
C’est tellement cliché : le curé et
une jeune mec, tellement facile à mésinterpréter, et les potes de Robin de lui
crier « alors ? t’as fini de jouer à Batman … » Rires. Un peu
facile mais je souris aussi. Personne ne le voit ; je file à grands pas et
laisse la villa Sarasin derrière moi. Je m’esquive par le parc, je vais
slalomer à travers les rues calmes du Petit-Saconnex, la jolie banlieue
mixte et, miracle, heureuse. J’espère
revoir Robin à la messe. Peut-être sera-t-il frappé par les mêmes choses que
moi, le rapport au disciple préféré, le plus jeune, le plus colérique, le plus
beau. « Femme, cet homme sera désormais ton fils » ; « …
désormais cette femme sera ta mère » ; « … je ne suis pas digne
de te recevoir mais dis seulement une parole et je serai guéri … ». Ça saute aux yeux pourtant ! Il
y a encore ces histoires de sang, de filiation mystérieuse, de communauté de
garçons, et Marie-Madeleine, et Lazare qu’Il aimait. Ce n’est pourtant pas ce que l’on croit. Je
sais qu’Il attend, sous le dôme de la chapelle, sous la rosace en étoile, Il
attend des garçons comme Robin, de beaux garçons capables de convertir les
foules, des garçons capables de séduire les femmes et de comprendre leur désir,
des mères qui transmettront leur amour du Christ à leurs enfants. Je n’aurai
pas dû prendre cette bière, c’est là que je me dis que je ne suis pas seul, l’autre
type plus vieux, émerveillé et inquiet … éveillé et inquiet serait plus juste.
Ce n’est pas Toi, Seigneur, ce n’est pas l’autre, c’est un homme qui vient bien
avant moi, un homme qui a besoin de moi ! Ses prières sont venues jusqu’à
moi ?! Il y a la légèreté d’une après-midi d’été autour de lui, et de la
musique, Chopin … Schönberg voire Debussy. Il n’est pas très éloigné du gamin
de seize ans, le danseur que j’ai trouvé en moi à mon éveil … Hé, voilà
exactement le genre de choses qui plairaient à la presse poubelle : «
Le prêtre s’est réveillé avec un gamin de seize an en lui ! » Je suis
un Deus joculator, un saltimbanque,
un dominicain et je viens à toi mon Aimé, je vais m’arrêter un instant sur ce
banc, quelques minutes, derrière Ta maison, le parc où parfois, dans la
pénombre, si près de Toi, s’étreignent de jeunes couples, quelques soupirs
étouffés, froissement de vêtements. Je n’aurais vraiment pas dû prendre cette
bière, certainement un mauvais coup des gamins, je n’étais pas visé mais Robin,
il m’a passé son verre, il n’y avait pas encore touché, MDMA, ou un truc du
genre. Je vais commencer par dormir un peu, juste cinq …